Beware Of Darkness

Imaginons ensemble que l'on est en 1996. Imaginons. Le vol 800 de la WTA s'est explosé au large de Long Island, Michael Johnson instaure un nouveau record du 200m aux J.O. d'Atlanta, la France procède à son dernier essai nucléaire et Marcello Mastroianni meurt à Paris. Apocalyptica joue du Metallica avec quatre violoncelles, les Fugees reprennent Killing Me Softly et Sepultura nous casse les oreilles avec ses racines, sanglantes racines. Imaginons.  Imaginons un jeune fan de prog qui a adoré The Light, premier album de Spock's Beard sorti l'année précédente. Fraîcheur et nouveauté, révérence et hommage permanent au anciens, tout ça dans le même album, un vrai tour de force. Ce jeune homme vient de s'acheter un CD et l'enfourne dans son radio-cassette (je vous jure que ces appareils ont existé, je n'invente rien): il s'agit de Beware Of Darkness, le deuxième album de Spock's Beard. Et qu'entend-il, cet adolescent qui connait ses classiques, ce fan de Genesis et Yes, cet homme de 1996 (qui n'écoute pas du Ace Of Base, référence)?  Il entend une intro du feu de Dieu, un son d'anthologie qui lui vrille le cerveau tout en douceur, avec des accords de mellotron que Wakeman aurait pu plaquer, une ligne de basse à la Chris Squire (my hero), des accords de guitare saturés de reverb dans le plus pur style Rush, et puis une cassure rythmique morsienne typique soutenue par un break de D'Virgilio étourdissant. Presque deux minutes de bonheur absolu. Ce qu'il ne sait pas encore, c'est qu'il a entendu le meilleur de Beware Of Darkness.  Titre emprunté à une chanson de George Harrison, paix à son âme, dont la reprise ouvre l'album, Beware Of Darkness incarne merveilleusement bien toute la difficulté de ce célèbre problème en musique: celui du deuxième album. Je ne vais pas revenir sur le choix étrange de cet extrait d'All Things Must Pass, album mythique du Beatle timide, dont Beware est loin d'être le meilleur moment. Mais parlons-en à la sauce Spock: tout ce qu'on aime pas dans ce groupe est là, réuni sous nous yeux ébahis. Des changements de rythmes inutiles, des choeurs féminins criards et ridicules (un truc à faire pleurer Clare Torry), et puis Neal qui pousse comme un malade, gueulant et gesticulant. Le deuxième morceau n'est pas en reste, et notre ado de 1996 appuie bien vite sur le bouton skip de sa machine pour aller de suite à la troisième piste, The Doorway. Heureusement pour nous, et pour la note finale de cet album, enfin un morceau digne de ce nom. Ou presque.  Ce que notre ami ne sait pas encore, c'est que quand Neal Morse fait du Neal Morse, c'est toujours très similaire, mais inexplicablement c'est des fois très bon voire génial, et des fois très chiant. Sur Beware Of Darkness, on a un peu trop souvent le Neal Morse version chiante. Ainsi, au milieu d'un morceau de guitare sèche solo, plongé dans l'ennui et voulant passer à la suite, le boutonneux des nineties se goure de touche et entend la douce et mélodieuse voix de Zazie qui lui intime l'ordre de rester zen. Un paradoxe qui restera dans l'histoire de la musique française je pense, cette chanson n'ayant jamais réussi qu'à me casser les noix au mieux, voire à me filer de l'urticaire en cas d'exposition prolongée, au pire. Mais revenons à nos boutons.  Calculette-boy, au bord de la crise de nerfs, se calme enfin avec Walking On The Wind, premier sans-faute de cet album. Encore une fois, du Morse, du Morse, et du Morse, mais cette fois du bon. L'album se terminera, cahin-caha, alternant l'audible et le déjà-entendu, et à force de le réécouter notre ami finira même par l'apprécier. Preuve que l'on peut avoir quatorze ans et être plein de grandeur d'âme, il choisira d'attendre le prochain opus pour décider de la suite des opérations et du déchirage ou non du poster géant de Neal en bas résille qu'il a dans sa chambre. Grand bien lui en fera, un choix judicieux: l'avenir lui donnera raison. Quant à l'année 1996, elle se terminera dans la douleur, à Port-Royal.