Vous recherchez quelque chose ?

Au milieu des cadors britanniques, des architectes magnifiques de ce style musical si particulier, décrié pendant plus d’une décennie et remis au goût du jour à la fin des années 80, il y aura eu une belle scène scandinave, un foisonnant théâtre italien, pays qui accueillera le prog à bras ouverts, et une scène française plus discrète, mais d’une qualité certaine.

Il y a bien évidemment Gong, fondé par l’australien Daevid Allen, ex-Soft Machine, qui sera à ses débuts en 1969 une des pierres angulaires du psyché-prog avant de s’orienter vers un jazz-rock progressif avec le superbe Shamal, produit par Nick Mason en 1974. Autour de Allen et du flûtiste parisien Didier Malherbe, on retrouvera notamment le batteur strasbourgeois Pierre Moerlen, et les anglais Steve Hillage de la fameuse Ecole de Canterbury et Gilli Smyth.



Christian Vander, de son côté, batteur, pianiste, compositeur et linguiste émérite, fonde en 1969 le célèbre Magma. Cet ovni musical pratique un style indéfinissable qui sera nommé Zeuhl : du jazz, du rock, du prog, une pincée de contemporain et de proto-kraut, ça s’écoute plus que cela se décrit.



Mais c’est du côté de Belfort que va naître, toujours en 1969, le groupe des Descamps brothers, Ange. Il fallait, pour les besoins de la chronique, choisir un album et le noter : ce sera le Cimetière des Arlequins. Mais je ne vais pas m’y limiter, et vous raconter un peu ce qu’a été Ange au début de sa carrière, dans sa première époque, celle du rock progressif.

Ange c’est une alternance, un rythme syncopé, balancement à deux ou trois temps. Dans un premier temps, la musique. Très, et sans doute trop, marqué par son époque, le son de Ange entre 1972 et 1975 est celui d’un rock progressif baroque, parfois à l’extrême, très inspiré de King Crimson et Soft Machine. On assiste à une première vague émulative : leur premier album, particulièrement, doit beaucoup à In The Court Of The Crimson King, par les sonorités, le style et l’ambiance, et les thèmes, avec toutefois une différence fondamentale. En effet, le groupe est constitué autour des deux frères Descamps, Christian et Francis, qui sont tous les deux claviéristes, alors qu’on le sait, King Crimson est la créature du génie guitariste Robert Fripp. Il était évident que la première série de groupes s’inspirant de leurs prédécesseurs devait tenir des fondateurs, King Crimson donc, principalement. Cette filiation ne durera guère que trois albums, le groupe s’éloignant progressivement du progressif, jusqu’à un heavy-rock psyché-médiéval, dans la veine de Jethro Tull.



Ange, c’est aussi une météorite, car dans un deuxième temps, il y a les textes de Christian Descamps. Et quels textes ! D’une qualité rarement égalée dans la chanson française, osés, crus et impudiques, alternant entre le conte médiéval-trash et le surréalisme le plus total. On passe ainsi de « telle une prostituée offrant à qui le veut sa vallée à pénis » à « j’ai singé Attila pissant du haut de son cheval » sur Caricatures, de « tu es la cyprine qui lubrifie les catacombes » à « essuie ton nez sur le mouchoir troué des cochons » sur le Cimetière des Arlequins, et enfin, de « fils de lumière, phallus doré, astre des temps » à « je suis Bernard l’ermite, petit-fils d’Aphrodite » sur Au-delà du délire. Magnifique.

A la fin de l’année 69, les frères Descamps fusionnent leurs deux groupes et fondent Ange. Ils se font remarquer très rapidement grâce à la Fantastique Epopée du Général Machin, un opéra de trois heures qu’ils jouent sur les scènes belfortaines. Le groupe, à l’époque, se compose de la dream team du rock franc-comtois : Christian Descamps (chant, piano, orgue), Francis Descamps (orgue, Mellotron, chœurs), Daniel Haas (basse et guitare acoustique), Gérard Jelsch (batterie et percussions) et l’exceptionnel Jean-Michel Brézovar à la guitare électrique. Ce line-up classique officiera sur les trois premiers albums, les meilleurs et les plus prog, et fera preuve dès ses débuts d’une maturité technique assez faramineuse. Grâce au soutien de RTL et du magazine Best, le groupe signe chez Philips en 1971, et sort son premier album, Caricatures, en 1972.



A l’époque, de nombreux groupes prog vont puiser leur inspiration dans la grande vague fantastico-médiévale qui sévit dans le monde anglo-saxon depuis l’énorme succès du Seigneur des Anneaux. La différence, c’est que Ange va évidemment faire du médiéval à la française. Ainsi, le somptueux Dignité, ode à l’hypocrisie et aux bonnes mœurs, nous offre des couplets croustillants, encadrés par des passages instrumentaux qui ont sérieusement assez mal vieilli, amplifiant de manière étrange l’aspect vintage déjà produit par le texte :

Assis au pied du plus grand bois,
Prêche aux pauvres la chasteté
Un homme vêtu comme un roi
Au visage d’humilité
Rendu le soir en son château
Lève le masque en liberté
Et reçoit jeune hobereau
Ecuyer du roi des pédés

Les vers font mouche, et la voix très spéciale de Descamps ajoute à cette sensation étrange. Il en jouera souvent, accentuant son aspect théâtral et baroque.

L’album n’est constitué que de six morceaux, dont deux sont assez courts et un de taille moyenne, ce qui nous laisse avec trois pavés. Ces trois pavés sont très construits, souvent assez lourds et bizarres, et leur son est aujourd’hui affreusement daté. La dimension expérimentale du groupe est à son maximum, empruntant beaucoup à King Crimson et Soft Machine, bien plus qu’à Genesis par exemple, à l’époque tout aussi carré mais plus léger et moins délirant. Le morceau titre, Caricatures, démarre par exemple avec une déclamation a capella de Descamps, avant un long instrumental, suivi du retour du texte, chanté cette fois.

Il ne faudrait pas pour autant que mes mots un peu durs vous fassent reculer à l’idée de découvrir cet album fantastique. Oui, dès l’intro, Biafra 80, vous serez frappé par la datation au carbone 14 du son de clavier des frères Descamps, un son qui semble remonter jusqu’au Moyen-Âge, et par la production franchement fruste. Elle n’altère point à mes yeux la qualité des morceaux, et magnifie même à mon goût leur dimension vintage et expérimentale. Difficile d’écouter cet album si vous n’avez pas déjà habitué vos oreilles à ces antiques sonorités, à part peut-être la magnifique balade « Le soir du diable ». A ne pas mettre dans les oreilles d’un fan des Pixies, c’est évident, mais à l’époque Ange commence à se faire un nom.

Après une tournée en première partie de Johnny, ils enregistrent le successeur de Caricatures au Château d’Hérouville, célèbre studio français qui a notamment accueilli Elton John, Pink Floyd et Fleetwood Mac, entre autres. Le Cimetière des Arlequins, qui sort en 1973, sera certifié disque d’or, grâce notamment au succès de la reprise de Brel, Ces Gens-là.



Le Cimetière des Arlequins est plus accessible et plus varié, même si je préfère la qualité intrinsèque de Caricatures. On y trouve des moments planants (De temps en temps, Bivouac), acoustique chic (La route aux cyprès), acoustique choc (ne passez pas à côté de L’Espionne lesbienne), une perle d’énergie brute, sur un puissant riff de Brézovar, pour le coup rendant quelque hommage à Steve Hackett (Aujourd’hui c’est la fête chez l’apprenti sorcier), et puis, les merveilleuses neuf minutes du Cimetière des Arlequins, manifeste dada-prog.

Bref et varié, cet album a malheureusement très mal vécu son pressage en CD, et puisque je n’ai jamais eu la chance d’écouter le vinyle (au contraire de Caricatures), je ne l’ai jamais entendu autrement que murmuré. Ange n’a pas le traitement qu’il mérite, et une réédition/remasterisation ne serait franchement pas du luxe ! Elle ferait sans aucun doute un bien fou à l’album. Sinon, et à la limite c’est aussi le cas pour beaucoup de grands opus moulinés au compact, il vous reste l’option tourne-disques et samedi matin 6h, pour faire les vide greniers. Un sacerdoce.

Fort du succès de son deuxième album, Ange joue au festival de Reading avec Genesis, et enregistre dans foulée Au-delà du Délire. Le titre et la pochette de l’album soulignent bien cette appartenance artistique de Descamps au mouvement surréaliste, mais déjà, le niveau baisse quelque peu. On retiendra surtout le sublime enchaînement de Fils de Lumière, où le rock des belfortains se durcit et devient plus entraînant, avec le planant et fameux Au-delà du délire, toujours plus délirant, si j’ose dire. Jugez plutôt :

Au-delà de mon délire s'en vient l'aurore des matins bleus
Aux écureuils immaculés qui donnent festin dans mes cheveux
Au delà de mon sourire, éclate une huître gonflée de perles
Fixant mon jardin à l'Eden par son collier miraculeux

Hum.

Les cigarettes de l’époque devaient être franchement hilarantes.

Mais justement bordel, c’est ça qui est bon, c’est ça qui fait toute la différence ! Déjà, primo, on comprend les paroles, on saisit le thème d’ensemble, et leur intérêt est indéniable. Deuxio, c’est croustillant, délirant, réjouissant, n’en jetez plus, du grand art !



Cette qualité de Ange, c’est celle de Christian Descamps et de ses textes magiques. Le niveau de qualité musicale, par contre, va évoluer, et souvent se dégrader. On a, avec Emile Jacotey, paru en 1975, encore de très beaux restes : le beau Ode à Emile, l’étrange et merveilleux Le nain de Stanislas (je vous conseille un live de ce morceau sur YouTube, ahurissant), et puis aussi le doux Sur la trace des fées, mélancolique et aux élans parfois rageurs.

C’est là que notre incursion dans l’histoire de ce groupe français atypique et attachant s’arrête, pour la simple et bonne raison qu’eux-mêmes éloignent leur nef lubrique des rivages prog. Ange devient un groupe de rock, dont la musique est souvent bonne, mais parfois anecdotique, et dont les textes ont un peu perdu de leur tranchant. Le groupe, profondément remanié en 1999 autour de Christian Descamps et de son fils Tristan après une tournée d’adieu en 1995, a maintenant dépassé les quarante années de carrière, et continue de produire des albums inégaux, même si par moments, le maestro retrouve sa verve. Sa verge il ne l’avait jamais perdue, j’en veux pour preuve le subtil Culinaire Lingus (2001). On trouvera, par exemple, l’excellent Opéra-Bouffe, sur le récent Moyen-Âge (2012), preuve que les mots sont toujours là, même s’ils claquent moins fort qu’auparavant.



J’avais envie, dans cette saga homérique, de vous conter aussi de quelle façon Chick Corea et son Return To Forever s’étaient dangereusement approchés des contrées prog sur le légendaire Romantic Warrior, à l’instar de ses comparses McLaughlin et Zawinul. Mais aussi de vous narrer l’histoire si particulière de Robert Wyatt et de son miraculeux Rock Bottom, sur lequel apparaît le jeune Mike Oldfield. Ou encore, j’avais très envie de vous parler d’un des mes albums préférés, un cross-over pop-soul-prog, le sous-estimé A Wizard A True Star du fantasque Todd Rundgren.

Mais il fallait que je me limite à dix épisodes, ne serait-ce que pour pouvoir mettre un terme à cette saga du prog, époque golden age, avant d’entamer la deuxième partie. Et je ne pouvais pas décemment laisser de côté les trois groupes qui constitueront les trois prochains épisodes : il a donc fallu faire un choix, et j’ai privilégié l’option franchouillarde, et parler des hurluberlus de Ange. C’est presque comme diffuser un Montpellier-Shalke au lieu d’un Dortmund-Real Madrid, mais j’avais envie de rendre l’hommage qu’il méritait à ce groupe qui fût, il y a bien longtemps, fantastique.

0 Comments 02 décembre 2012
Whysy

Whysy

Read more posts by this author.

 
Comments powered by Disqus